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Le Tumulte des flots.

Avec les conseils avertis de Marguerite Yourcenar j'ai commencé par le tumulte des flots.

Une ode à l'innocence. La recherche du pur sans aucun problème pour le trouver.

Je crois que seul les grands peuvent cela. Non ?

Sur cette photo avec celui qui va devenir le Maire de Tokyo. Shintarō Ishihara

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La brève vie de cet écrivain, dont la renommée est infiniment plus flatteuse à l'étranger, et surtout en France, que dans son pays, aura-t-elle fini par éclipser son oeuvre ? Les nombreuses biographies qui lui ont été consacrées ont toutes mis l'accent sur les contradictions de l'homme et de l'écrivain qui aspira en vain à avoir le prix Nobel, tout en revendiquant, à la fin de sa vie, des valeurs nationalistes.

De son vrai nom Kimitake Hiraoka, il était le fils d'un sous-directeur du Bureau des Pêches au ministère de l'Agriculture et de la fille d'un proviseur de lycée. Aîné de trois enfants, il a une soeur, Mitsuko, et un frère, Chiyuki. Représentant typique de la petite bourgeoisie d'avant-guerre, il entretint cependant le mythe d'une ascendance féodale, partageant ainsi les idéaux de l'extrême droite dont il allait devenir l'un des plus ardents défenseurs. Élevé par sa grand-mère paternelle, comme il le racontera longuement dans son récit autobiographique Confession d'un masque, il aurait été "séquestré" jusqu'à l'âge de douze ans dans une chambre. Cette enfance traumatisante obsédera l'écrivain qui y reviendra très souvent dans son oeuvre.

Il fit ses études au "Collège des Pairs" [Gakushû-in] de Tokyo. Il manifeste très tôt des dispositions littéraires et l'on a retrouvé des poèmes qui révèlent son extrême précocité. Il s'affilie à une association scolaire de création littéraire, l'École du Bouleau blanc, sous l'égide de laquelle il fait lire ses premiers écrits, dont le lyrisme et le style ampoulé ne parviennent pas à masquer la grande singularité. Il évoquera plus tard ces années de formation poétique dans Le garçon qui écrivait de la poésie (1954). Il ne renoncera jamais du reste à ce style surchargé de métaphores, d'une pesanteur parfois édulcorée en traduction.

Sa première publication en revue remonte à 1941. C'est alors qu'il choisit son pseudonyme, Yukio Mishima. Sa première nouvelle s'intitule La Forêt en fleurs, publiée tout d'abord dans la revue Arts et Culture avant d'être reprise en volume en 1944. L'esthétisme, le culte de la beauté et la célébration trouble du désir y sont exprimés dans une langue qui est déjà celle d'un écrivain aguerri. Un pastiche du Genji Monogatari contribue à prouver la grande maîtrise du très jeune Mishima, qui n'a alors que seize ans.

Il poursuit ses études, tout en se familiarisant avec la littérature étrangère (les "pâmés" français, Oscar Wilde, Raymond Radiguet, Jean Cocteau, qui seront des références constantes de son oeuvre). En 1944, il s'inscrit en droit allemand à l'université de Tokyo, sur l'ordre de son père. Il est aussitôt mobilisé, mais, exempté de tout travail de force, il peut continuer à écrire.

Après la guerre, soutenu par le célèbre critique Mitsuo Nakamura et par Yasunari Kawabata, il travaille à un premier roman, Les Voleurs, où l'on a voulu lire un autoportrait ironique de l'écrivain à travers son héros, Akihide, "qui a perdu la mesure propre à évaluer le réel". Histoire d'un double suicide de deux jeunes amoureux que leurs familles séparent, ce roman est, de l'aveu même de l'auteur, qui devait quelques années plus tard publier ses carnets de travail, influencé par Le Bal du comte d'Orgel de Radiguet.

La mort de la jeune soeur de Mishima, Mitsuko, en octobre 1945, contribue à assombrir ce tempérament déjà très pessimiste. Tout en écrivant son roman, il publie des nouvelles dans la revue fondée par Kawabata à Kamakura, L'Humanité et dans Gunzô, toujours avec l'appui de son célèbre aîné. Sous la pression de sa famille, il est contraint, à la fin de ses études, peu avant la publication de son roman, d'accepter un emploi de fonctionnaire au ministère des Finances. Il ne le conserve que neuf mois, écrivant la nuit.

Après sa démission, il rédige Confession d'un masque, où il avoue, à travers le narrateur qui est évidemment son double, son homosexualité. Le livre, sorti en 1949, obtient un succès public et critique retentissant. La finesse des analyses, l'atmosphère profondément poétique, le caractère vibrant de sa sincérité font incontestablement de ce "roman" le chef-d'oeuvre d'un écrivain de vingt-quatre ans qui aura atteint trop tôt le sommet de son art.

Mais il prend goût à un certain type de littérature morbide et commerciale, à l'écriture facile, qui dès lors accompagnera sa "production sérieuse". Cette oeuvre de second rayon comptera dix-sept titres. Il s'agissait de romans destinés à un public strictement féminin et commandés par des revues très populaires qui payaient cher sa signature. De La Nuit toute blanche à Musique, en passant par Les Aventures de Natsuko ou L'École du corps, autant de romans écrits rapidement, à la psychologie souvent invraisemblable par ses simplismes ou ses excès, et situés dans les milieux de la mode ou dans une haute bourgeoisie de fantaisie.

Une soif d'amour, qui sort en 1950, est cependant retenue parmi les oeuvres "sérieuses" de Mishima. À travers son héroïne Etsuko, Mishima peut décrire son attirance pour un certain type d'homme, à la sexualité animale, ici représenté par Saburô, un ouvrier agricole. Il cite alors François Mauriac parmi ses maîtres. Les ventes de ce roman atteignirent de tels chiffres qu'elles permirent à Mishima et à sa famille de s'installer dans un quartier résidentiel de Tokyo. Mais c'est aussi l'époque où, prétextant des recherches "sociologiques" pour la préparation de son prochain roman, il fréquente les milieux homosexuels de la capitale et se lie à des prostitués et des travestis.

Les Amours interdites qu'il écrira en deux temps, avant et après son premier voyage en Europe et en Amérique, sont en effet entièrement situées dans cet univers qu'il connaissait parfaitement. Sa mère, qui dans le roman joue un rôle décisif, lui est alors profondément attachée. La découverte de l'étranger sera aussi pour lui l'occasion d'une libération sexuelle qu'il décrira d'une façon très crue et souvent cynique dans son roman.

À Paris, où il se trouve au printemps 1951, il rédige sa première pièce de théâtre. À son retour au Japon, il songe à se marier et fait la cour à la fille d'un industriel que finalement il n'épousera pas. Il commence alors à pratiquer le culturisme et les arts martiaux. Il écrit désormais aussi pour le théâtre: ses adaptations modernes de nô et ses drames originaux sont montés. Il produira au rythme d'une pièce par an jusqu'à sa mort.

Vivement frappé par sa visite de la Grèce, il publie en 1954 Le Tumulte des flots — inspiré par le roman de longus, Les Amours pastorales de Daphnis et Chloé --, qui constitue une exception dans son oeuvre dans la mesure où la hantise de la mort en est absente; il y atteint une forme de sérénité. Ce fut l'un de ses plus grands succès et il devait prétendre "s'être moqué de son public" qui lui fit un triomphe.

Sur cette lancée, il écrit une série de livres populaires. Un printemps trop long et Le Vacillement de la vertu, où il se complaît dans la composition de personnages sensuels, femmes adultères et jeunes gens sans scrupules. Mais entre-temps, il écrit l'un de ses romans les plus accomplis, Le Pavillon d'or (1956), inspiré d'un fait divers: l'incendie criminel d'un illustre temple de Kyoto. C'est pour lui l'occasion d'exprimer, une fois encore, sa conception de la beauté et du crime, indissociablement mêlés dans son esprit.

Sa pièce Le Palais des fêtes, dont les héros sont des aristocrates décadents, est jouée à travers tout le Japon et augmente encore sa popularité. Enfin, en 1957, il retourne aux États-Unis pour promouvoir la traduction anglaise de Cinq nô modernes. À son retour, sur l'insistance de son père qui veut dissiper la rumeur grandissante de son homosexualité, il épouse une jeune étudiante de dix-neuf ans, Yoko Sugiyama, fille d'un peintre connu. L'adaptation cinématographique du Pavillon d'or, sous le titre de L'Embrasement, par Kon Ichikawa, resserre ses liens avec le cinéma. Il fera quelques apparitions comme acteur dans diverses productions et pose de plus en plus devant des photographes.

La dernière période de sa vie est à la fois extraordinairement productive et tourmentée. Il a deux enfants, une fille, Noriko, et un fils, Iichiro. Il commence à soutenir dans ses romans et dans ses essais des thèses politiques de plus en plus marquées par le nationalisme, le militarisme et la nostalgie du pouvoir impérial. Son roman La Maison de Kyoko (1959) est l'un de ses livres les plus ambitieux et les plus longs: les quatre soupirants de son héroïne, un homme d'affaires, un peintre, un boxeur et un acteur, sont censés représenter des facettes de sa personnalité hantée par le suicide. Avec Patriotisme, il manifeste sa passion militariste. Avant Soie et Perspicacité et La Belle Etoile, autres romans "à thèse", Le Marin rejeté par la mer, publié en 1963, peut être considéré comme le dernier livre réussi de Mishima. Après le banquet, qui avait pris pour modèle un ambassadeur réel, lui vaut un procès, qu'il perd. Tandis que dans plusieurs essais il répète sa foi dans le militarisme et l'"esprit des guerriers", notamment dans La Voix des esprits des héros, il entreprend la rédaction de sa tétralogie, La Mer de la fertilité, qu'il achèvera quelques mois avant de se suicider.

Durant les trois dernières années de sa vie, Yukio Mishima participe à des activités d'entraînement militaire, en s'engageant, sous son nom réel, moins connu que son pseudonyme, comme simple soldat. Le 3 novembre 1968, il fonde la Société du Bouclier, armée privée, à la tête de laquelle il tente un coup d'État avec son ami Morita.

Leur échec les conduisit à se tuer ensemble, en public, le 25 novembre 1970 à Tokyo. Yukio Mishima se donna la mort selon la tradition des guerriers japonais en réalisant un seppuku, c'est-à-dire en s'ouvrant le ventre au couteau. Il le fit torse nu avec sur la tête un bandeau où était inscrite la devise des samouraïs: "Shichishoh Hohkoku" ("Sers la nation durant sept existences"). Après plusieurs minutes d'agonie, et conformément à sa volonté, il fut décapité d'un coup de sabre par son compagnon de combat qui s'éventra à son tour.

Source - ici

Yukio Mishima ( 14 janvier 1925 - 25 novembre 1970), de son vrai nom Kimitake Hiraoka, est un écrivain japonais.

Il est plongé dès son enfance dans la littérature et le théâtre Kabuki dont sa grand-mère paternelle, issue d'une famille de samouraï, lui transmet la passion. Celle-ci, femme de caractère, lisant le français et l'allemand, le retire à ses parents jusqu'à ses douze ans. C'est également à cet âge qu'il rédige sa première nouvelle. 

Effectuant sa scolarité au Collège des Pairs, de Gakushuen, son talent littéraire est très vite remarqué. Invité à publier en feuilleton sa première œuvre importante, "La Forêt tout en fleurs", dans la revue Art et Culture, Kimitake choisit pour l'occasion le pseudonyme Yukio Mishima, et fréquente le milieu de l'École romantique japonaise. Puis il poursuit des études, provisoirement interrompues par la guerre, à la faculté des sciences juridiques de l'Université Impériale.

Après la reddition de 1945, Mishima délaisse l'École romantique japonaise au profit du groupe de la revue Littérature Moderne. Après un bref passage au ministère des finances, Mishima décide de se consacrer exclusivement à sa carrière d'écrivain : "Confession d'un masque", paru à l'automne 1948, le révèle au public.

Auteur prolifique, Mishima enchaîne nouvelles et romans parmi lesquels on peut citer "Amours interdites" (1951), paru l'année de son premier voyage en Occident, "Le Tumulte des flots" (1954), "Le Pavillon d'or" (1956) ou "Après le banquet" (1960).

Outre plusieurs essais tels que "Mes Errances littéraires" (1963) et "Le Soleil et l'acier" (1968), il commence en 1965 l'œuvre la plus importante à ses yeux, un cycle de quatre romans intitulé "La Mer de la fertilité" ("Neige de printemps", "Chevaux échappés", "Le Temple de l'aube", "L'Ange en décomposition"), qu'il achèvera juste avant sa mort.

Les dernières années de sa vie sont également marquées par la rédaction de plusieurs pièces de théâtre, dont "Madame de Sade" (1965), "Mon ami Hitler" (1968), "La Terrasse du roi lépreux" et "Le Lézard noir" (1969). 

Ayant terminé sa tétralogie, il se rend au ministère des Armées accompagné de quatre jeunes disciples. Au deuxième étage de l'École militaire du quartier général du ministère de la Défense, il prend en otage le général commandant en chef des forces d'autodéfense et fait convoquer les troupes : il leur tient alors un discours en faveur du Japon traditionnel et de l'empereur. Suivant le rituel, Mishima se donne la mort par seppuku.

Tout part ici d’une simple observation à propos de l’un des romanciers les plus connus du Japon. Alors que Yukio Mishima est connu hors Japon d’abord comme un écrivain « gay », prenant place aux côtés d’Oscar Wilde et de Marcel Proust sur la fameuse peinture murale « gays et lesbiennes » du plafond de la Librairie Publique du Centre Gay et Lesbien de San Francisco, on s’en souvient au Japon d’abord pour sa dévotion anachronique aux positions politiques et esthétiques de droite. Les deux réputations de Yukio Mishima constituent ainsi un assemblage des « tendances » à la fois homosexuelle et fasciste. C’est un assemblage qui pourrait sembler contradictoire à quiconque connaît la répression brutale des homosexuels sous les régimes fascistes européens, mais qui néanmoins semble suggérer plus que ce que notre compréhension ordinaire des deux termes renferme, au Japon comme partout ailleurs.
Aux deux réputations de Mishima correspondent deux groupes de lecteurs dont on peut croire que chacun des deux se sentirait probablement en compagnie inconfortable dans l’autre groupe. Si les lecteurs gays de Mishima préfèrent se souvenir de lui pour sa description émouvante des horreurs du placard dans des romans comme Confession d’un masque, ses fans de droite préfèrent se rappeler sa dévotion à l’empereur comme garant absolu des valeurs culturelles dans son essai « Sur la Défense de la Culture », entre autres textes. Quoi qu’il en soit de la volonté de séparer les deux, sans doute Mishima vient-il incarner un assemblage de l’homosexualité et du fascisme dans le Japon moderne qui heurte la sensibilité mais excite la curiosité. Déjà en 1954, Mishima fit une allusion à la connexion entre les deux dans l’introduction à son opuscule « Sur le nouveau fascisme ». Mishima écrit que lorsqu’il apprit à un ami sa réputation nouvellement acquise dans la presse de gauche de « fasciste », celui-ci le félicita en ces termes : « Jusqu’à maintenant tu n’étais rien qu’un pédéraste, mais maintenant que les gens t’appellent fasciste, c’est comme si tu avais été élevé au rang de "iste". C’est plutôt bien »  A la manière typique de Mishima, il nous dit que d’avoir été affublé d’un « iste », quel qu’il soit, a caressé son ego, et il continue en partageant avec le lecteur ce qu’il a appris de la lecture de quelques livres sur le fascisme.
La « promotion » de Mishima de pédéraste à fasciste évoque un continuum imaginaire entre les deux qui continue à hanter notre imagination historique du fascisme. En même temps, quoi qu’il en soit, la possibilité d’établir un tel continuum, requérant comme il se doit une pleine compréhension des signifiés des termes « pédérastie » (homosexualité) et « fascisme », est minée par la conversion de Mishima au point de les saisir comme signifiants dépourvus de contenu - comme rien de plus qu’une différence entre un « aste » et un « iste ». Cette tension entre une compréhension de l’homosexualité et du fascisme compris comme phénomènes intensifs et une présentation des deux comme signifiants vides a fait son temps non seulement avec l’essai qui suit cette remarque (qui était initialement intitulé « Est-ce que le fascisme existe ? »), mais plus généralement, ajouterai-je, dans la culture d’après-guerre. De fait, je soutiendrai que l’attribution d’un lien causal entre homosexualité et fascisme est en fin de compte en partie rendue possible par la façon dans laquelle homosexualité et fascisme ont tous deux été figurés comme crises dans le langage et la subjectivité, et cela dans le système de la représentation historique lui-même.
Dans l’étude plus large dont cet article est tiré j’ai eu recours à des textes par et autour de Yukio Mishima et Kenzaburô Ôe pour commencer à tirer les grandes lignes du déploiement littéraire de l’homophobie comme tout à la fois une substructure psychique du fascisme et un déplacement des inquiétudes concernant le langage et la représentation. Contenant une charge puissante d’énergies homoérotiques aussi bien qu’homophobes, et montrant un fort intérêt pour les relations entre la sexualité mâle et la politique, les travaux de ces auteurs - et les réactions qu’ils continuent de provoquer - ont beaucoup à nous dire sur cette problématique. Il va sans dire que Ôe et Mishima ne pourraient pas occuper de places plus différentes dans l’esprit du public. Dans ses travaux du début des années 60, comme le roman de 1959 Warera no jidai [Notre âge] ou des nouvelles comme Dix-sept (1960), Ôe répète plusieurs fois le portrait de personnages que l’homosexualité prédispose en quelque sorte à la politique d’extrême droite ou encore aux actions terroristes. Le principal protagoniste de Dix-sept est inspiré du jeune assassin de droite qui tua de manière spectaculaire le leader socialiste Asanuma Inejirô avec un sabre, en direct à la télévision, en octobre 1960. Dans l’histoire d’Ôe, le garçon est dépeint comme un masturbateur compulsif se vautrant dans la haine de soi et l’angoisse existentielle adolescente, haine et angoisse qui trouvent une échappatoire dans une relation obsessionnelle explicitement homoérotique avec la figure de l’empereur Shôwa. En réaction à cette histoire et à sa suite, Seiji shônen shisu (1961) [Mourut un garçon politique], comme on pouvait s’y attendre, Ôe dut subir des menaces sur sa vie et celle de sa famille de la part de membres furieux de l’extrême droite japonaise. Aussi, si Ôe est l’écrivain qui mit sa vie en danger pour combattre ce qu’il vit comme la contamination du politique par le sexuel (l’homosexuel), Mishima est celui qui releva le défi d’exaucer cette contamination. Le résultat est que, alors que Ôe vint incarner la conscience de la communauté intellectuelle de gauche d’après-guerre, Mishima devint l’écrivain que tout le monde aime à haïr. Je voudrai démontrer que c’est précisément dans ces différences dans la réception des deux auteurs que nous pouvons apercevoir les mécanismes des deux faces de la relation problématique entre homosexualité et fascisme.
Masao Miyoshi s’est attaché à élucider cette distinction dans son introduction à la traduction anglaise de Dix-sept et Sei-teki ningen [Homme sexuel] d’Ôe. Une fois allusion faite à la similarité thématique entre les nouvelles Dix-sept et Mourut un garçon politique d’Ôe et le roman de 1969 Chevaux échappés de Mishima (lesquels racontent pareillement l’histoire de jeunes assassins de droite), Miyoshi procède à la critique de ce dernier roman en y pointant ce qu’il appelle le « glamour stylisé d’une théâtralité de music-hall » à laquelle, nous dit-on, « Mishima était toujours sensible ». Il va ensuite réduire la signification d’une similarité entre les deux auteurs à une question d’originalité versus imitation. Miyoshi écrit : « Autant que je sache, personne n’a attiré l’attention sur les emprunts conséquents (à moins que ce ne soit du plagiat) de Mishima au travail antérieur de jeunes écrivains [Ôe]. En même temps, l’identification de Mishima au beau garçon [le protagoniste de Chevaux échappés] est si irréfléchie et inconditionnelle que c’en est embarrassant. Son allégeance à la politique impériale, aussi, est tellement transparente que Chevaux échappés en est rendu quasiment illisible - sinon comme fragment de la biographie de Mishima. Ceci - l’auto-indulgence de Mishima et la discipline d’Ôe - pourrait être la plus grande différence entre les deux écrivains »
La tonalité de pathologisation vicieuse de ce passage parle d’elle-même, mais elle nous met à portée de main un schéma éclairant du problème. Ôe, comme l’ « original » de la copie de Mishima, est crédité de s’être sérieusement confronté à la relation entre sexualité et politique. Grâce à ce que Miyoshi appelle sa « discipline », le travail d’Ôe est capable de transcender l’expérience personnelle de l’écrivain et d’acquérir une signification profonde, complexe et universelle. Comme tel il est une incarnation exemplaire du sujet démocratique libéral. Mishima, à l’opposé, est affligé d’une « théâtralité » superficielle, imitative, laquelle semblerait encore aggravée par son « identification au beau garçon si irréfléchie et inconditionnelle que c’en est embarrassant ». Ce type de harcèlement homophobe sans scrupule est omniprésent dans la critique de Mishima et, ici comme ailleurs, il nous fait juste nous demander qui est le plus embarrassé. Mais le plus important pour nous est la façon dont cette interprétation de Mishima coïncide implicitement avec l’espèce de pathologie qu’Ôe, et apparemment Miyoshi, attribueraient au fascisme lui-même. Mishima vient ainsi incarner dans son étrange personne la capitulation de la subjectivité et la « sensibilité » proprement fasciste à la représentation pure. Alors que la courageuse « discipline » d’Ôe lui permet de « représenter » la problématique du fascisme et ainsi de récupérer depuis sa critique des éléments pour la réflexion, l’efféminé Mishima « auto-indulgent » est trompé par l’ordre de représentation propre au fascisme - un ordre en fait caractérisé par l’effondrement de la distinction du sujet et de l’objet, distinction qui seule pourrait faire une représentation « vraie » possible. La remarque de Miyoshi implique que le désir homosexuel à déclinaison narcissique de Mishima lui a rendu impossible le maintien d’une distance critique à la « politique impériale » parce que sa subjectivité s’est fondue dans celle du « beau garçon [fasciste] ». La distinction entre l’écrivain et son matériel s’est défaite avec pour résultat que ce roman ne supporte plus d’être lu que comme une « biographie » - comme l’évolution d’une pathologie intimement liée à celle du fascisme lui-même. Si le travail d’Ôe peut être lu comme une critique de la sexualisation et de l’esthétisation de la politique appelée fascisme, la vie de Mishima est lue ici comme une promulgation et un signifiant de cette même sexualisation/esthétisation.

2Dans un article intitulé « Tous les Japonais sont des pervers », Mishima nous livre la description suivante de ce qu’il voit comme la relation surdéterminante entre homosexualité et représentation : « Souvent dans le cas de l’homosexualité la question de la représentation de soi-même est une condition indispensable à la mise en œuvre de l’excitation sexuelle. En ce sens l’homosexualité est liée au narcissisme. Le fait que cette sorte de représentation de soi-même devienne un élément essentiel à l’échange de représentations avec le partenaire distingue le désir homosexuel de l’hétérosexualité. Dans un contexte hétérosexuel, parce que l’identité de chacun comme homme ou femme est un fait qui a sa propre évidence, la représentation de soi-même de chacune des personnes impliquées peut seulement avoir une signification secondaire. »  
A en croire son titre, l’idée maîtresse de cet essai est consacrée à démontrer que l’identité de genre n’est en fait pas un « fait qui a sa propre évidence », ce qui laisserait croire que l’usage que fait ici Mishima de cette expression est à visée ironique. Quoi qu’il en soit, il nous a donné un résumé précis de la logique selon laquelle l’attachement affectif aux signes, comme une variante du narcissisme, serait spécifique au désir homosexuel. Ironiquement, la figure de Mishima lui-même viendra servir d’incarnation paradigmatique de l’homosexualité comme désir de représentation. C’est, je crois, exactement cette même logique qui fournira ainsi, à travers la figure de Mishima, le lien nécessaire à une compréhension du fascisme comme d’un phénomène homosexuel.
Une fois encore, c’est Mishima lui-même qui exprime le plus clairement ce lien dans son texte « Sur le nouveau fascisme ». Il démontre que la tendance récente des intellectuels de gauche à user du terme « fasciste » comme de l’ « insulte » suprême a achevé de décaper le mot de toute signification historiquement spécifique. Conséquemment, écrit Mishima, appeler quelqu’un du nom de fasciste n’a pas plus de signification que les expressions « idiot » ou « imbécile » communément usitées (316). Mishima poursuit alors en introduisant plus de complexité dans le terme par le passage en revue de l’émergence historique du fascisme en Europe de l’Ouest et en le distinguant des politiques japonaises contemporaines de droite. Alors que le fascisme européen était l’excroissance d’un nihilisme débilitant, la droite japonaise se caractérise par un optimisme naïf. « Le fascisme d’Europe de l’Ouest », alors, « est un événement historique radical de la première moitié du vingtième siècle. Comme tel il est difficile d’imaginer qu’il puisse à nouveau ressurgir sous la même forme » (321). Mais Mishima n’a pas plus tôt insisté sur la spécificité et l’impossibilité d’une répétition du fascisme européen qu’il entreprend aussitôt de démontrer que le fascisme est en réalité universel - que la menace du fascisme existe partout où l’état de la société produit le désespoir et que le Japon n’est pas exempt de cette menace. Dans un mouvement qui semblerait d’abord plutôt déconcertant, Mishima revient à la dénonciation d’individus comme fascistes avec laquelle il avait commencé son essai et lance un appel à la gauche japonaise pour arrêter d’utiliser ce terme d’une telle manière discriminante. « Si vous Messieurs persistez à répéter cette accusation, le résultat pourrait bien en être l’émergence non pas du pseudo-fascisme (celui que vos mots désignent) mais de la réalité même du fascisme » (321).
Takehiko Noguchi commence son Univers de Yukio Mishima par une discussion de la relation de Mishima avec l’écrivain de droite Fusao Hayashi. Pour Noguchi, ce fut l’identification de Mishima avec la figure de Hayashi, culminant dans son article de 1963 « Sur Fusao Hayashi », qui signala sa conversion à droite. Ce travail, qui au dire de Mishima lui-même était plus sur lui-même que sur Hayashi, était une tentative d’élaborer son propre idéal de virilité. En cela, il exprime une admiration foncière pour l’engagement de Hayashi dans ce qu’il appelle une « passion abstraite », à laquelle il atteignit comme un résultat du procédé galvanisant du tenkô, ou apostasie politique. Dans sa transformation de marxiste ardent profondément engagé dans le mouvement littéraire prolétarien à apologiste de droite de l’impérialisme japonais, Hayashi parvint à réaliser la relativité dernière de toute philosophie politique. C’est à travers l’abandon d’une adhésion à quelque philosophie politique que ce soit que Hayashi/Mishima arriva à épouser une passion abstraite d’un « idéal » représenté de manière ultime par la figure de l’empereur déifié. Noguchi écrit : « Dans ce cas, l’ "idéal" qui est recherché par Mishima, comme il joue le double rôle de Fusao Hayashi et de lui-même, n’est nullement un idéal spécifique, tangible ou concret, mais toujours un "idéal" arbitraire à mettre entre guillemets. Nous devons nous rappeler que la question n’est pas de savoir ce qu’est cet idéal en lui-même et pour lui-même, mais seulement d’agir avec cet idéal comme telos »  [Un « idéal » entre guillemets. Une fois encore nous voyons la notion de fascisme résulter d’une dévotion aux signes pour eux-mêmes. Dans un chapitre ultérieur consacré au roman de Mishima Confession d’un masque, Noguchi dessine le parallèle familier entre l’ « homosexualité » de Mishima et sa dévotion à l’empereur déifié comme un idéal abstrait vide de tout contenu. Noguchi se fie à une interprétation de ce roman comme portrait autobiographique de Mishima en jeune homme pour asseoir l’évidence que le passage sur le tard de Mishima à droite était contenu dans une tendance qui a toujours été là - dans la forme de la compréhension par Mishima de sa propre sexualité. Dans ce chapitre, Noguchi nous dit : « Une fois que la sexualité normale [hétérosexuelle] est définie comme "ce désir qui bouillonne d’être lui-même" et que le besoin de fuir son propre statut d’homosexuel exprime "un désir impossible, brûlant, de ne pas être moi-même", le problème est entièrement reformulé en termes ontologiques... A celui dont le corps est toujours habité du désir de se fuir soi-même, de "n’être pas moi", l’identité [dôitsuritsu] humaine stable, heureuse, de "qui est lui-même" est pour toujours étrangère » (105).
Pour le jeune Mishima, il semblerait que l’identité hétérosexuelle fournisse, à travers son « évidence en soi », le seul accès possible à une identité désirante. Dépourvue de cette « évidence en soi », l’identité homosexuelle est marquée seulement par un désir de n’être pas homosexuel. Ceci plonge le jeune Mishima dans un dilemme existentiel dont la seule sortie est de prétendre être autre chose que ce qu’il est - en tentant de passer pour un hétérosexuel dans ses relations avec Sonoko. Son homosexualité s’exprime alors à travers sa propre trahison dans la forme d’une « performance » obsessionnelle. Comme le dit le protagoniste de Confession d’un masque, « la culpabilité inconsciente de ce que je déformais ma nature propre aboutit alors à une stimulation insistante de ma tendance consciente à me mettre en scène » Dans ce passage le protagoniste fait l’expérience d’une sorte d’apostasie (tenkô) structurellement similaire à celle de Fusao Hayashi, dont Noguchi veut nous convaincre qu’elle fascina tellement Mishima plus tard. Un homosexuel dans une société homophobe, comme un marxiste dans une société fasciste, peut être forcé à prétendre être quelque chose qu’il n’est pas. Mais chemin faisant, cette « prétention » arrive à constituer le cœur même de son identité. Cette transformation alarmante lui suggéra un scepticisme tenace à l’endroit de la réalité. Noguchi montre que dans Confession d’un masqueMishima « emprunta la figure de ce jeune homme sexuellement perverti pour exprimer l’aliénation propre à la société d’après-guerre qui ne le quitta jamais » (108). C’est cette même aliénation qui justifiera sa prédisposition à la sorte d’ « ironie romantique » que Mishima trouvait lui-même tellement séduisante dans la figure de Hayashi. Mishima ne pourra en fin de compte revendiquer qu’une « passion abstraite » pour une « mise en scène interchangeable à l’infini ». Noguchi l’écrit bien dans le premier chapitre de son livre : « La passion abstraite de Mishima n’aurait pu exister sans le masque » (19).
Bien sûr cette tentative obsessionnelle de s’évader des limites de son moi culminera dans ce à quoi fait référence Noguchi comme l’ironie ultime de l’ironie romantique. De là surgira une brèche béante dans le moi qui réclamera à grands cris d’être remplie. « La perfection de l’ironie », écrit Noguchi, « ne peut être atteinte qu’à travers l’abandon de l’ironie elle-même ». Et pour Mishima, cet abandon de l’ironie prendrait la forme d’une relation obsessionnelle à l’empereur. Noguchi conclut ce premier chapitre en des termes directement repris de Mishima dans son essai « sur Fusao Hayashi » : « Le plus vieux, le plus sombre, le "cœur japonais"essentiellement primitif » « a commencé à prendre possession de l’âme de Mishima » (35). 
Il importe de noter que Fusao Hayashi lui-même, dans un livre publié quatre ans après le suicide de Mishima, s’empresse de nier une quelconque relation entre l’homosexualité de Mishima et sa conversion à droite. De fait, il va jusqu’à nier fébrilement que Mishima ait été homosexuel. « Mishima répondit aux accusations de pédérastie qui lui furent faites en jouant à plein le rôle du pédéraste. Il fit, à rebours, des recherches sur l’homosexualité, mena des investigations dans les endroits où ces malades se rencontrent, s’engagea dans une forme d’expérimentation, et quand il eut trente-six ans il écrivit Les amours interdites, lequel nous apparaît un roman homosexuel. Mais exception faite de cette période précoce d’investigation et d’expérimentation, il n’approcha jamais du domaine des pédérastes. » La rhétorique paranoïaque et les italiques qui abondent dans ce texte parlent d’eux-mêmes, mais un autre fait nous apparaît plus accablant encore : alors que le narrateur de Confession d’un masqueproclamait que sa « nature » d’homosexuel lui enjoignait de « jouer » le rôle d’un hétérosexuel (ce qui incluait « l’étude minutieuse des romans » pour apprendre « ce que les garçons de mon âge pensent de la vie et comment ils se parlent entre eux »(90)), Hayashi inverse précisément les arguments pour exonérer son ami.

3Si j’ai passé plus de temps à analyser ces tentatives variées de lier homosexualité et fascisme qu’à essayer de les réfuter, c’est parce que je me suis avisé que les chemins qui y sont empruntés produisent leur part de vérité. Il ne fait pas de doute que l’émergence historique et la menace persistante de ce que j’ai appelé ici le fascisme sont accompagnées par une certaine intensification des liens homosociaux entre hommes. Il est clair aussi que le fascisme s’accompagne d’une crise dans la représentation qui est en même temps une crise de l’ordre hétérosexuel dans lequel des identités stables sont maintenues à travers le renforcement de la différence (l’indifférence) sexuelle. Mais je ne peux conclure sans souligner le fait que ces critiques, toutes vraies en un sens, ne sont pas exemptes de complicité avec un idéal d’identité désirante masculiniste, hétérosexiste - avec toujours cette même logique menacée et menaçante qui dit que « Je suis qui je suis (un homme) en désirant qui je ne suis pas (une femme) ». Dans cet imaginaire, le désir homosexuel peut seulement se figurer comme désir du même et par conséquent comme un désir d’identité au bout du compte irréalisable. L’homosexuel en vient alors à porter le poids stigmatisant d’un fascisme interprété dans les mêmes termes. L’homosexuel, comme l’ écrit Andrew Hewitt, devient « le sujet/objet fétiche d’une théorie politique hétérosexuelle, parce qu’il sert la projection d’une perte effrayante de subjectivité. » La question que la problématique de l’homofascisme nous force à poser, alors, est de savoir si la « subjectivité » telle que nous l’avons comprise jusqu’à maintenant a en fait encore un sens pour combattre le fascisme. Il se pourrait que, dans une société homosociale et homophobe comme celle dans laquelle nous vivons, le désir homosexuel représente un effondrement radical de la subjectivité. Mais cette conception de l’homosexualité n’est générée par rien d’autre qu’une inquiétude concernant l’instabilité foncière de l’hétérosexualité elle-même. Et il lui en coûte beaucoup de soutenir cette identité. Il semble juste de dire que le fascisme historique était, avant toute chose, un exemple effrayant d’un ordre homosocial désespéré déployant des mesures extrêmes pour consolider sa propre identité. Les études queer nous apprennent qu’identité et subjectivité, indépendamment de l’orientation sexuelle, sont toujours déjà en crise. Confrontés à cette réalité, nous avons deux choix : soit la désavouer dans une projection paranoïaque sur les femmes et les minorités, soit la comprendre comme une opportunité de reconnaître que toutes nos identités sont formées à travers un processus trouble d’ « identification ». On serait peut-être alors bien avisé d’accorder quelque crédit au célèbre homofasciste Mishima, et de se rappeler que non seulement « tous les Japonais », mais nous tous « sommes des pervers ».

Source - ici

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Bien évidemment les 4 émissions de France Culture que nous ne remercierons jamais assez pour la qualité de leurs programmations.Merci Matthieu Garrigou Lagrange

Patriotisme -
Lu par Bernard Lanneau.
France Culture.
Jamais le goût de la mort ne peut être aussi sucré et nauséeux dans un même récit. Le livre de Yukio Mishima va vous prendre comme la main de l'invisible mort au fond de vos tripes.
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Yoko Hiraoka L'épouse de Mishima
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